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jeudi 9 mai 2024
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Morgues d’Abidjan: Le business de la mort

Le service funéraire dans les morgues d’Abidjan est parasité par des acteurs au profil douteux, qui y prolifèrent. Lieux d’entretien et de conservation des dépouilles mortelles, les morgues sont prises en otage par des individus sans scrupule qui y font du profit sur le dos des familles éplorées. Ce faisant, ils profanent ces lieux de transition entre le monde des vivants et l’au-delà.

Serge Innocent s’est éteint, le mercredi 8 février 2023, à l’Hôpital général de Port-Bouët, une commune située au sud d’Abidjan. Il a rendu l’âme à 19h06, dans la moiteur de la nuit. Il n’a fallu que quelques minutes aux agents des pompes funèbres venus de la morgue jouxtant l’hôpital pour se présenter aux urgences où le décès a été constaté. Les deux employés ont recouvert la tête du défunt avec sa chemise, avant de l’enchâsser dans un linceul noir muni d’une fermeture éclair. Le corps a été embarqué dans un corbillard en direction de la morgue mitoyenne, dénommée Pompes Funèbres de Côte d’Ivoire (Pofci). L’enlèvement du corps, ponctué des sanglots étouffés d’Éléonore, la sœur cadette de la victime – effondrée depuis l’annonce de ce décès impromptu – n’aura duré qu’une dizaine de minutes environ. 

Le lendemain, sur le conseil d’un proche qui avait déjà été victime de cette manœuvre, la famille demande une facture pro forma à la morgue, à l’effet de faire sortir le corps, le samedi 11 février, à 10h30. Le service commercial de Pofci a facturé ses prestations de conservation du corps, durant les trois jours, soit exactement 70h30 mn, à 747.940 FCFA. Un véritable coup de massue ! Ce, alors que pour minimiser les coûts de prestations, la famille avait demandé de mettre le corps dans un cercueil provisoire moins cher, appelé Versailles vitré. Il s’agit d’un cercueil bon marché qui se négocie hors des morgues, à 45.000 FCFA, chez les fabricants de cercueils installés à quelques encâblures du Chu de Yopougon. Après moult tractations infructueuses avec le service commercial, une autorité de la commune appelée à la rescousse est venue plaider pour que le coût soit rabaissé finalement à 499.050 FCFA. 

Ivosep, Pofci et les autres

Boniface Konan, président du Syndicat National des Pompes Funèbres de Côte d’Ivoire (Synapofu-ci) charge:  «C’est souvent que des familles ayant perdu  un des leurs nous alertent parce que les médecins de Hôpital général de Port-Bouët leur ont demandé de faire conserver le corps à Pofci. La direction de l’Hôpital général de Port-Bouët devrait informer les parents qu’ils peuvent également envoyer leur corps là où ils veulent. » Une employée de l’entreprise de pompes funèbres mise à l’index, consternée par ces pratiques, révèle que le ministère de la Santé et de l’Hygiène Publique et Pofci sont tous copropriétaires de cette morgue. Pour sa part, Boniface Konan reproche à Pofci de faire payer des taxes lourdes aux autres entreprises de pompes funèbres qui viennent chercher des corps dans leur morgue de Port-Bouët. Ces taxes s’élèvent à 200.000 FCFA sur le cercueil et 200.000 F sur le corbillard. Des taxes que ces morgues ne manqueront pas d’ ajouter, à leur tour, lors de la facturation des prestations. « Faux!», rétorque le Directeur général de Pofci qui rectifie plutôt que la taxe est de 150.000 FCFA sur le cercueil venu de l’extérieur et 150.000 FCFA sur le corbillard. Matthieu Bosson renchérit que ces taxes sont fixées pour dissuader ceux qu’il qualifie de « collaborateurs » qui opèrent illégalement dans ce secteur d’activités. Il s’agit des démarcheurs de morgues concurrentes qui viennent récupérer des corps dans leurs établissements de pompes funèbres. 

Selon des acteurs du secteur, les collaborateurs sont composés d’une soixantaine de démarcheurs, mais aussi de vendeurs indépendants appelés  vendeurs tiers. Ces derniers exercent le service extérieur des pompes funèbres: ils commercialisent les cercueils et couronnes, louent les corbillards et organisent les funérailles. Ces acteurs du secteur funéraire brassent d’importantes sommes d’argent, dans ce business de la mort qui se révèle très juteux.

Les « collabo » des pompes funèbres 

«Dans nos morgues, nous payons les charges locatives, les impôts, l’électricité, le formol, les frais du Ciapol; nos travailleurs sont déclarés à la Cnps. Nous ne pouvons pas accepter que des démarcheurs qui ne payent aucune de ces charges prennent des corps dans nos morgues pour aller proposer des coûts de prestations préférentiels aux familles éplorées », se défend-il. De plus, la direction de Pofci égraine un chapelet d’actions sociales et citoyennes qu’elle mène. 

«Lors de la crise post-électorale de 2010, nos travailleurs ont enlevé et conservé 3.300 corps des victimes dans nos morgues. Chaque année, nous conservons et enterrons les corps de plus de 700 indigents. Ni le Trésor, ni le district, ni les mairies ne veulent nous rembourser le coût de ces prestations», s’indigne-t-il.

 Le Directeur général rappelle, à cet effet, que Pofci appartient au même groupe que les Pompes Funèbres Générales d’Afrique (Pfga) situées à Anyama et Fune Info qui est un service d’assistance funéraire en constitution. 

Il ajoute à la liste de leurs actions sociales, la conservation des corps d’enfants de zéro à sept ans, gratuitement, dans leurs 32 pompes funèbres, disséminées sur le territoire national. 

En outre, la direction de Pofci s’étonne que le Synapofu-ci l’incrimine, alors que dans le même temps, l’entreprise Ivoirienne de Sépultures et de Transports Spéciaux (Ivosep) lui impose une taxe de 300.000 FCFA, de même qu’aux morgues concurrentes, pour les mêmes raisons, sans que cela ne fasse réagir ledit syndicat. 

Vol des cadavres dans les morgues

Les démarcheurs qui exercent dans l’informel se sucrent sur le dos des morts. Ils parcourent les quatre morgues légales du district d’Abidjan et sa périphérie, pour leur proposer des services. Ce sont Ivosep, qui détient l’exclusivité de la gestion du réservoir de corps des morgues au sein des douze Chu du pays, de Pofci, de Pfga et de la Société Ivoirienne de Pompes Funèbres (Sipofu), à km 17, dans la commune de Yopougon. Ces démarcheurs écument les Chu et les hôpitaux, à la recherche de dépouilles dont ils proposent la conservation aux quatre sociétés de pompes funèbres, moyennant la commission de 30.000 F à 50.000 F. Certains poussent le cynisme jusqu’à « voler » nuitamment des corps, en complicité avec les vigiles des morgues, au profit des pompes funèbres concurrentes. Un responsable de Pofci révèle que c’est pour repousser ces charognards qui se nourrissent du malheur des familles éplorées qu’ils se sont attachés les services du Centre de Coordination des Décisions Opérationnelles (Ccdo) pour surveiller leurs chambres funéraires. Des démarcheurs assoiffés d’argent ont organisé un véritable réseau d’informateurs autour de leurs activités, en vue de localiser et collecter le maximum de cadavres. Leurs informateurs sont des vigiles, balayeurs, brancardiers, ambulanciers, infirmiers, et médecins en poste dans les hôpitaux. Ils prennent attache également avec des agents véreux dans les commissariats ou des brigades de gendarmerie, pour intercepter les parents venant y établir des ‘’de par la loi’’, en cas de décès à domicile ou des réquisitions pour enlever les corps sur la voirie ou dans les eaux. Tout ce beau monde informe ces démarcheurs moyennant des billets de banque. Les vendeurs tiers ne sont pas en reste. Cette autre catégorie de collaborateurs réalise du profit dans ce secteur où circule beaucoup d’argent. La direction de Pofci qui traite un volume de 20.000 corps par an, contre 39.000 pour Ivosep, avance 4 milliards de francs CFA de chiffres d’affaires annuellement. Selon un cadre d’Ivosep qui a requis l’anonymat, cette entreprise réalise 7 milliards de francs de chiffres d’affaires par an. Nos démarches auprès de la direction d’Ivosep pour recueillir d’amples informations sur ses activités sont restées sans suite.

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