Le témoignage saisissant de Vincent Toh Bi Irié, ancien préfet d’Abidjan, sur la descente aux enfers d’Haïti, pays des Caraïbes, doit faire école dans les États africains en proie à l’incivisme.
Novembre 2005, je débarque à Port-au-Prince, à Haïti. Je suis Consultant pour l’Organisation des États Américains, en vue d’évaluer la sécurité dans un pays ravagé et à genoux . Les gangs font la Loi. Tous arrimés à des formations politiques, ils sont sans contrôle. Nous nous déplaçons sous escorte, dans des véhicules blindés.
Tous les jours, on découvre des corps de bébés, d’enfants, de jeunes mutilés et tués parce que leurs parents n’avaient pas d’argent pour payer les rançons élevées suite à leurs enlèvements par des bandes armées criminelles.
Il était hors de question de s’approcher de la mythique Cité Soleil, l’équivalent de notre Yopougon ou de notre Abobo. Sauf que là-bas à Haïti, en ces années-là, ce quartier populaire « Cité Soleil » sème et vend la mort. Un étranger n’en sortait jamais vivant, ainsi que tout citoyen haïtien qui n’avait pas de raison valable de s’y retrouver.
En ces années-là, Haïti avaient connu des désordres et des Coups d’Etat. C’était un État déliquescent ou comme on dit en Anglais un « failed State ».
Il était fréquent que des personnes ayant appartenu à des groupes politiques soient brûlées vives, en pleine rue. Et les gangs se payaient sur le labeur et les maigres biens du petit peuple.
Haïti était invivable il y a plus de 20 ans. Et l’on me dit que ce Haïti que j’ai connu et qui m’avait suffisamment traumatisé était un vrai paradis comparé au Haïti de 2024, où les bandes criminelles et mafieuses contrôlent 80% de la capitale, les aéroports, de nombreux postes de Police, des tribunaux, les prisons. Un si beau pays et un peuple si accueillant.
C’est comme ça qu’un pays chute ! Si l’on tolère de petites et grandes criminalités, si l’on ferme les yeux sur des étudiants qui vendent des chambres, collectent l’impôt et terrorisent des riverains, si l’on laisse des « gnabros » faire leur loi sur des espaces, si l’on détourne les yeux de « brouteurs » notoirement reconnus, si l’on est compatissant avec des orpailleurs clandestins, si l’on laisse des personnes avec de petites parcelles de pouvoir persécuter d’honnêtes citoyens, si des partisans zélés de Partis politiques instiguent les menaces et la peur dans le camp de ceux qui ne sont pas avec eux, l’on consolide « des droits acquis » de groupes mafieux, criminels, illégaux ou illégitimes, qui s’institutionnalisent et se solidifient par une transmission de décennie en décennie . Les bénéficiaires de cette anormalité ne reconnaissent plus l’Etat; ils deviennent eux-mêmes l’Etat. À coups de corruption, ils s’infiltrent dans l’appareil politique et possèdent le corps social.
C’est pourquoi dans tout pays, il faut faire régner la Loi et le Droit, pour tous et à tous les prix, surtout quand ces pays ont une certaine fragilité.
Tout État peut devenir Haïti de 2024 s’il ne combat aveuglement tous ces phénomènes de mauvaise influence, de possession illégitime de segments de l’appareil d’Etat, de criminalité et d’extorsion.
Ça n’arrive pas qu’aux autres..
Vincent Toh Bi, ex-préfet d’Abidjan, expert international des élections
NB: la titraille est de la rédaction