En cinquante ans, le premier producteur mondial de cacao a perdu la quasi-totalité de ses forêts. En cause, l’exploitation abusive du bois, mais aussi et surtout l’extension des plantations de cacao.
C’est effarant ! La Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de cacao avec 40 % du marché, a perdu, en un demi-siècle, la presque totalité de son couvert forestier. Dans les années 1960, le pays en comptait 16 millions d’hectares. Cinquante ans plus tard, il n’en reste plus que deux millions, selon les chiffres officiels. Les spécialistes estiment désormais qu’il faudrait plusieurs siècles pour qu’il revienne à son état originel. « Quand on regarde une carte de la Côte d’Ivoire, on peut citer les forêts classées qu’il reste dans le pays. Sur les 250, il en reste peut-être deux ou trois, dont la forêt classée de Cavally et celle de Yaya-Mabi (…). Ce ne sont pas des grandes forêts, la plus grande, Cavally, fait 65.000 hectares et elle est détruite à 40% », se désolait, il y a quelques années, au micro de nos confrères de la Radio Télévision Suisse (RTS), Dr Emmanuelle Normand, spécialiste de la déforestation en Côte d’Ivoire et directrice locale de la Wild Chimpanzee Foundation (WCF) la Fondation pour les chimpanzés sauvages.
La culture du cacao fait des ravages
Pour les experts des questions environnementales, la principale cause du déboisement reste la culture du cacao, au-delà de l’exploitation du bois. Toutes les forêts ont été brûlées pour des exploitations agricoles, ce qui aggrave la situation déjà difficile des forêts ivoiriennes. Militant des questions environnementales et Représentant Afrique de l’Ouest de l’ONG Mighty Earth, Amourlaye Touré ne dit pas autre chose. « Les forêts ne sont pas suffisamment protégées (…). En 2017, l’organisation Mighty Earth a fait une enquête en Côte d’Ivoire. A sa suite, il y a eu des échanges avec les autorités gouvernementales et des résolutions ont été prises. Mais l’année dernière, lorsque j’ai conduit à nouveau une équipe de Mighty Earth, on a constaté que les engagements pris par le gouvernement n’avaient pas été tenus », fait-il observer. « Le secteur du cacao en Côte d’Ivoire ne s’est pas contenté des territoires qu’il pouvait défricher légalement. Ces dernières années, il a également contribué au déploiement à grande échelle d’exploitations de cacao dans l’enceinte même des parcs nationaux et d’aires protégées du pays » relève dans son rapport l’ONG Mighty Earth. Cette pratique illégale, dit le rapport, est en grande partie la cause de la disparition des forêts en Côte d’Ivoire et au Ghana, au profit d’un marché mondial d’environ 100 milliards d’euros (près de 70.000 milliards FCFA).
Des chiffres qui parlent
La conversion des forêts en terres agricoles, afin de nourrir les populations locales, l’urbanisation ou aménagement du territoire, et l’exploitation illégale du bois sont quelques-unes des principales causes de la déforestation des forêts ivoiriennes. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), les forêts ivoiriennes sont en état de régression sur une période d’étude de 25 ans, allant de 1990 à 2015. En 1990, indique l’organisation onusienne, le pays disposait de 7,8 millions d’hectares de forêts, ce qui correspondait à une couverture forestière de 24,36% du territoire. En 2000, elle est passée à 5,1 millions d’hectares, correspondant à 15,81%, pour se retrouver en 2015, à 3,4 millions d’hectares, représentant une occupation spatiale de 10,56% du territoire. Le taux de déforestation annuel a été estimé à 4.32%, entre 1990 et 2000 et à 2.69%, entre 2000 et 2015.
Si la production cacaoyère détruit la forêt et menace, à terme, le climat de la région, elle est aussi vitale pour l’économie ivoirienne. Selon la Banque Mondiale, le secteur représente 15 % du Produit Intérieur Brut (PIB) national, plus de 50 % des recettes d’exportation du pays et surtout les deux tiers des emplois, directs et indirects, et des revenus de la population. Dans l’un de ses rapports sur la situation économique de la Côte d’Ivoire, l’institution invite les autorités à une refonte rapide de la filière arrivée à « un statu quo ».
Une mafia du bois
Pour Emmanuelle Normand de la World Chimpanzee Foundation, la corruption n’est pas en reste dans la destruction du couvert végétal national. Elle en est même, selon la patronne de la Fondation, « la principale responsable ». Comme Emmanuelle Normand, plusieurs militants de l’environnement dénoncent une « mafia du bois » qui sévit dans les zones forestières et qui font du trafic de bois une activité très lucrative. L’arrestation en novembre 2021, d’Ibrahim Lakiss, exploitant forestier ivoiro-libanais, soupçonné d’avoir mis en place un système de racket avec la complicité de nombreux responsables régionaux et d’opérateurs privés vient confirmer l’existence de structures interlopes qui opèrent en toute impunité dans les zones forestières. Cette affaire, faut-il le rappeler, avait coûté son poste au ministre des Eaux et Forêts d’alors, Alain Richard Donwahi.
Rectifier le tir
Pour inverser la tendance, la Côte d’Ivoire envisage de lever 1,5 milliard de dollars pour un programme quinquennal de restauration des terres et des forêts. Cette nouvelle, le Président Alassane Ouattara l’a annoncée à l’ouverture de la Conférence des parties (COP15) de la Convention des Nations Unies sur la Lutte contre la Désertification qui s’est réunie à Abidjan, du 9 au 20 mai 2022. Le projet, intitulé « Abidjan Legacy Programme » ou « Initiative d’Abidjan », vise à restaurer au moins 3 millions d’hectares de forêts, d’ici 2030. Il s’appuiera sur des drones de plantation d’arbres et des variétés de plantes résistantes à la sécheresse, pour restaurer la flore dégradée. Par ailleurs, selon le Président Ouattara, il stimulera l’emploi rural et augmentera la production alimentaire du pays.
Pour Estelle Higonnet, directrice de campagne de l’ONG Mighty Earth, qui s’est exprimée à la COP24 – le sommet international sur le climat – à Katowice, en Pologne, le verdict est sans appel « Il est presque trop tard. On va droit vers un chamboulement des pluies qui sera catastrophique pour toute l’agriculture (…). L’huile de palme, l’hévéa, l’anacarde, tout va passer à la casserole », a-t-elle déploré. « A Mighty Earth, on a calculé que si on continue au même rythme (…) il y a des forêts qui vont disparaître en 2024. Il faut absolument qu’on reboise, qu’on fasse de l’agroforesterie partout, on arrête cette folie de cacao monoculture et qu’on sauve les derniers parcs et c’est une urgence », a-t-elle averti.
M’Bah Aboubakar